18/07/2008 par Olivier Hanrion dans "le vif" Consommation: faire son marché dans les poubelles
Supermarchés, restauration rapide, boulangeries, gares, aéroports, etc., rejettent chaque jour des tonnes d'aliments. Un trésor que certains n'hésitent pas à récupérer. On les appelle les freegans. Leur credo : sus à la surconsommation !
La scène se déroule sur le parking d'une grande surface de la banlieue liégeoise, quelques minutes après la fermeture du magasin. Simone (prénom d'emprunt), 62 ans, petite bonne femme aux cheveux poivre et sel, descend de sa camionnette. Son véhicule est chargé de cageots, de cartons et de matériaux de récupération. D'un pas décidé, elle se dirige vers les poubelles du supermarché... pour y faire ses courses.
Quelques instants plus tard, elle porte, à bout de bras, des clayettes chargées de paquets de yaourts et de boîtes de conserve cabossées, de brioches, de bricks de soupe et de jus de fruits périmés. La pêche a été bonne. " Il y avait aussi des légumes, mais je préfère consommer ceux que je cultive ", ajoute-t-elle. Cinq minutes plus tard, nouvelle plongée, mais cette fois dans la benne à déchets du magasin de bricolage situé à quelques mètres de là.
Elle en ressort avec un mètre dont l'enrouleur est bloqué et quelques vis dont l'emballage est percé. "Ça fait dix ans que je glane à gauche et à droite. Je ne suis pas la seule à faire ça, sur les trois zonings que je fréquente, je vois régulièrement cinq ou six personnes qui font comme moi. Des hommes et des femmes, de tous les milieux. "
Simone fait les poubelles depuis dix ans. Elle collecte et se nourrit de tout ce que notre société de consommation considère comme des déchets. Aux Etats-Unis, on la qualifierait de freegan . Ce mouvement alternatif est né en Amérique, à la fin des années 1990. Le terme est une contraction de liberté
(free) et de végétalisme (vegan) , même si, aujourd'hui, nombre d'entre eux sont omnivores.
Les militants du " freeganisme " ne sont pas des clochards, mais des actifs, généralement urbains, qui récupèrent tout ce que les magasins d'alimentation et les grandes surfaces mettent à la poubelle. En agissant de la sorte, les " freegans " critiquent la société de consommation qu'ils estiment, tour à tour, responsable de violation des droits de l'homme, de destruction environnementale et de torture animale, fermez le ban. Pour eux, la consommation marchande ne peut être un critère de définition du bien-être. Et de pointer du doigt les gaspillages de l'industrie agroalimentaire : 25 % de la production de nourriture aux Etats-Unis partirait aux ordures... Un chiffre qui s'élèverait jusqu'à 30 %, voire à 40 %, pour le Royaume-Uni !
La nourriture est inondée d'eau de Javel
A voir les conteneurs à déchets de certains supermarchés, notre pays n'est pas épargné par cette gabegie, même si la proportion de nourriture qui finit au rebut est sans doute plus faible qu'outre-Manche. L'industrie n'est pas très loquace sur le sujet. Si la Fédération de l'industrie alimentaire (FEVIA) reconnaît que près de 20 % des aliments produits en Belgique pourraient se retrouver à la poubelle, elle précise dans la foulée que cela serait surtout du fait des ménages et de la restauration.
De leur côté, les quelques professionnels de la grande distribution qui acceptent de s'exprimer sur le sujet préfèrent mettre en avant leurs dons aux banques alimentaires ainsi que les filières de revalorisation des déchets qu'ils ont mises en place. Mais le constat est là : " On trouve de tout dans les bennes à ordures des supermarchés ", assure Blandine (prénom d'emprunt), 19 ans, étudiante à Bruxelles, qui a découvert le " freeganisme " dans un reportage à la télé, voici quelques mois seulement. Quelques clics de souris sur le site freegan.fr plus tard, elle faisait sien ce combat et partait à l'assaut de ses premières poubelles et des préjugés.
" Les gérants des magasins me demandent souvent pourquoi je fais ça, ils sont plus habitués à voir des SDF. Fouiller dans les poubelles, même pleines de nourriture comestible, reste un vrai tabou. D'ailleurs, mes parents ne sont pas d'accord pour que je le fasse. " Elle ajoute que certains supermarchés ont pris des mesures pour écarter ces visiteurs du soir. " On voit de plus en plus de bennes cadenassées, et parfois la marchandise jetée est inondée d'eau de Javel ou d'ammoniaque pour la rendre définitivement impropre à la consommation. C'est dangereux et profondément immoral. "
Ça ne l'empêche pas de continuer à grappiller de la nourriture jugée invendable et à développer un sens particulier de l'observation : " J'ai vite appris à analyser le potentiel des poubelles que je croise. Et puis ça me permet de faire de petites économies sur mon budget alimentation. "
Pour d'autres adeptes du mouvement, être " freegan ", c'est aussi chercher à éveiller plus violemment les consciences. Retour à Liège. Sur l'esplanade Saint-Léonard, un groupe de jeunes au look alternatif dressent une bannière sur laquelle un poing vengeur brandit une carotte. C'est le logo des militants de Food Not Bomb, pour qui le droit à l'alimentation devrait être la priorité de tous les gouvernements. " Nous voulons dénoncer le consumérisme, déclare Lucie Dutheil, 22 ans, étudiante, mais nous sommes également choqués par les milliards qui sont dépensés pour détruire, tandis que des gens crèvent de faim. Avec l'accroissement de la précarité et de la pauvreté, la nourriture pour tous devrait passer avant les programmes d'armement. "
Cette contestation, Lucie et ses amis l'organisent à la mode " freegan ", c'est-à-dire en récupérant de la nourriture, exclusivement végétalienne - sans viande, ni poisson, ni produit d'origine animale. Une récupération qui passe par les bennes des supermarchés, mais pas seulement. " Les magasins bio de la région nous donnent leurs invendus. Avec ces produits, nous préparons des plats que nous distribuons gratuitement les deuxième et quatrième dimanches de chaque mois. " L'initiative a été lancée à Liège, en novembre 2007. " Au début, les gens avaient peur, ils nous prenaient pour des drogués ou pour une secte. Petit à petit, quelques habitants du quartier sont venus et, aujourd'hui, on sert une cinquantaine de couverts environ. "
Les personnes qui viennent à la rencontre du collectif Food Not Bomb de Liège goûtent la nourriture avec une certaine appréhension. Aliments récupérés, cuisine végétalienne, les obstacles sont timidement surmontés. Mais la discussion s'engage et, si tout le monde ne partage pas forcément les convictions antimilitaristes des jeunes de l'esplanade Saint-Léonard, le débat sur la surconsommation interpelle beaucoup de gens.
1 300 000 yaourts à la poubelle
Car le gaspillage dépasse largement les poubelles des supermarchés et, si les freegans ne s'attaquent pas à nos déchets domestiques, nos poubelles ne regorgent pas moins de montagnes de nourriture gaspillée. Une étude menée au début de l'année, en Grande-Bretagne, par le Waste and Resource Action Programme révèle que, chaque jour, 1 300 000 pots de yaourt partent à la poubelle sans avoir été ouverts.
De même 5 500 poulets sont jetés sans jamais voir l'intérieur du four. A l'heure où les prix des denrées alimentaires grimpent en flèche, ces chiffres étonnants ont provoqué une réaction du Premier ministre britannique. A la veille du sommet du G 8, début juillet, au Japon, Gordon Brown lançait un appel à ses concitoyens pour qu'ils consomment de manière plus raisonnable, en leur rappelant qu'ils détenaient ainsi l'une des clés au problème de la hausse des prix.
Olivier Hanrion